Europe
L’agriculture grecque, entre modernisme et incertitudes

Fin avril, 15 journalistes de différents pays de l’Union européenne ont été invités à se rendre dans la région agricole de Thessalie, dans le nord de la Grèce. Encadré par la Direction générale de l’agriculture et du développement de la Commission européenne, ce voyage a été l’occasion de découvrir les désastres causés par les tempêtes Daniel et Elias, survenues en septembre 2023, mais également la diversité agricole de ce pays composé de 10 millions d’habitants et de 600 000 exploitations agricoles.

 L’agriculture grecque, entre modernisme et incertitudes
Avant les tempêtes Daniel et Elias survenues en septembre 2023, ces terres de la plaine agricole de Thessalie abritaient une production de coton. ©LR_Apasec

Il y a moins d’un an, en septembre 2023, « le grenier grec » tentait de sortir de la boue. À cette date, la région de Thessalie, vaste plaine agricole qui s’étend de la Macédoine du Nord, jusqu’à la mer Égée, a été le théâtre de vastes inondations provoquées par les tempêtes Daniel et Elias. Avec des précipitations trois fois supérieures aux records historiques (jusqu’à 1000 mm de pluie en quelques jours !), le système de digues et de canaux aménagés aux abords du fleuve Pineios, qui traverse ce secteur, a succombé. Cette catastrophe climatique a ravagé plus de 70 000 ha et fait 17 victimes. L’ensemble des dégâts a été estimé à 2,5 milliards d’euros.

« Ici, l’eau mesurait 1,5 mètre de haut »

Le terme de grenier grec, emprunté au professeur de l’université agricole d’Athènes, George Vahos, n’a pas été choisi par hasard. Cette région, entourée notamment de montagnes, représente 25 % de la production agricole du pays. Sur ses terres, sont cultivés des céréales, du vin, des fruits, du coton, mais également le lait qui sert à la production de la célèbre Feta. C’est justement à Elassona, une ville située au pied du mont Olympe, que se trouve la ferme ovine de Michalis Avdanas et Catherina Kalliga, tous deux vétérinaires de formation et éleveurs. Bien que leur ferme composée de 350 moutons et brebis chios, une race réputée pour la richesse de son lait cru, n’ait pas été directement touchée par les inondations, le duo a dû faire face à une hausse du prix des fourrages. « Nous avons clôturé l’année 2023 avec des revenus de 178 000 € et des dépenses de 101 000 €, dont 56 % correspondaient à des coûts d’alimentation animale », détaille l’éleveur en agriculture biologique, avant d’avouer que les inondations ont tout de même causé d’indéniables dommages à la toiture de la bergerie. « Nous devons encore finir de réparer des parties du bâtiment qui ont été immergées dans plus d’un mètre d’eau… »
Une quarantaine de kilomètres au sud, à Glafkis, Eirini Christina Spanouli et son père Kostas Spanoulis sont incapables de cacher leur désarroi. Tous deux font partie d’un groupement de 14 producteurs d’amandiers plantés à haute densité, soit 310 arbres par ha. L’organisation gère 12 ha, tandis que chaque producteur individuel possède 0,87 ha. Avant les inondations, le rendement total s’établissait à 9 000 kg/acre*. Le passage de Daniel et Elias a totalement rebattu les cartes. « Ici, l’eau mesurait 1,5 mètre de haut et toute la zone des amandiers, des panneaux solaires et du poulailler était sous l’eau… 4 000 poulets se sont noyés, nous ne pouvions rien faire d’autre que les regarder à travers la caméra et la plupart des racines des arbres ont été détruites », explique la jeune femme, devant une rangée d’amandiers dépourvues de verdure. « Les racines qui n’ont pas été détruites ont pourri à cause d’un excès d’eau, ce qui les empêche de supporter la même charge d’amandes. » Encore émue par la situation, la productrice raconte que la boue et les débris rendaient les déplacements quasi-impossibles. Quatre mois leur ont été nécessaires afin de retirer tous les matériaux apportés par les inondations. Les nouveaux panneaux photovoltaïques ayant été installés, le groupement de producteurs s’attelle dorénavant à restaurer les plantations d’amandiers et à rénover les bâtiments submergés par l’eau.

Des lendemains douloureux

À quelques encablures, Georgios Karanikas dresse un tableau similaire. La quasi-totalité des 12 ha de coton qu’il cultivait à Chalki a été inondée. « Le sol était recouvert de boue, de branches, de plastiques, et même d’écrans d’ordinateur, raconte-t-il, au milieu de champs totalement desséchés. Cette année est compromise, je n’ai réussi à semer que 5 ha de petit-pois, puisque le blé, l’orge et les légumineuses ne peuvent pas être cultivés. » La culture du coton est pourtant extrêmement importante pour la Grèce. Actuellement, seuls trois pays de l’Union européenne en cultivent sur une superficie totale d’environ 320 000 ha. La Grèce est le premier pays producteur, avec 80 % de la superficie, suivie de l’Espagne (principalement l’Andalousie), avec 20 %, tandis que la surface cultivée en Bulgarie est inférieure à 1000 ha. Selon les autorités grecques, les inondations de septembre 2023 ont provoqué la réduction de 15 à 20 % de la récolte. Malgré les difficultés endurées, un constat revient régulièrement dans toutes les bouches : Daniel et Elias ont eu le mérite de faire émerger un esprit de collaboration entre les exploitants et exploitantes agricoles touchés par ce drame climatique.
Léa Rochon

* Un acre correspond à 4 000 m².

Michalis Avdanas et Catherina Kalliga élèvent 350 ovins de race chios, réputée pour la richesse de son lait cru. ©Lea Rochon Apasec
Moutons chios.

Des aides allouées aux agriculteurs grecs et hongrois

Afin de soutenir les agriculteurs touchés par les incendies, tempêtes et inondations survenus en Grèce et en Hongrie, les États membres ont approuvé, le 30 novembre 2023, le déblocage de 51,7 millions d’euros provenant de la réserve agricole. Localement, les agriculteurs grecs ont reçu une première aide d’urgence de 2000 €, versée par l’État. Selon des annonces du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotaki datant de fin janvier, cette aide devrait finalement être portée « entre 5000 et 10 000 € ». Rien que dans la région de Larissa, qui peut être considérée comme la plus grande plaine agricole de Thessalie, 15 857 demandes d’aide ont été déposées. L.R.

Le pari de l’agrandissement et de la coopération
Après avoir repris et agrandi l’exploitation de leurs parents, Grigoris Lygouras (ci-dessus) et son frère Andreas cultivent des cerises, nectarines, pêches, poires et raisins de table sur 35 ha.
JEUNESSE AGRICOLE

Le pari de l’agrandissement et de la coopération

En Grèce, l’agriculture est avant tout une histoire de famille. Le fossé se creuse néanmoins entre les jeunes qui héritent d’une exploitation viable et font le choix de l’innovation, et ceux qui subissent les aléas économiques et climatiques.

Une grande maison sur trois étages, achalandée de tracteurs de toutes les générations. C’est ainsi que vit la famille Lygouras, en arboriculture depuis plus de 40 ans, à Tyrnavos, dans les environs de Larissa. L’ancien rez-de-chaussée est réservé aux grands-parents, tandis que les étages supérieurs sont dédiés aux générations suivantes. Si ce mode de vie peut surprendre, il est loin d’être atypique pour les agriculteurs grecs, où les enfants sont très souvent voués à reprendre les rênes de l’exploitation. Une règle qui n’a pas échappé à Grigoris Lygouras et à son frère Andreas. Tous deux gèrent une exploitation fruitière de 30 ha*, qui n’était pourtant composée que d’un verger de 2,5 ha lors de sa création en 1977 par leurs parents.
Depuis ce temps-là, les vieux tracteurs des années 1980 ont été remplacés par des machines dotées de cabines de sécurité et de techniques de taille efficaces. La fratrie, qui a peu subi les tempêtes et inondations de septembre 2023, a opté pour une production fruitière très diverse. L’exploitation compte dorénavant 6 ha de cerises (5 à 10 t/ha et un prix moyen de 2 €/kg),
10 ha de nectarines (20 à 30 t/ha vendues à 0,60 €/kg) et 10 ha de poires avec un tonnage similaire, vendues à 0,35 €/kg. À ces productions, viennent s’ajouter des pêches sur 5 ha (1 à 1,2 t/ha
vendues 1,2 €/kg) et 2 ha de raisin de table (25 t/ha vendues 0,50 €/kg). Deux ha de cerises supplémentaires vendues pour la transformation au prix de 0,35 €/kg complètent cette liste à la Prévert. « Nos fruits, principalement destinés à la consommation directe, sont vendus à travers une coopérative et chez les détaillants, tandis qu’un tiers de la production est exporté », explique l’aîné. Afin de répondre aux enjeux de développement durable, la fratrie utilise un système d’irrigation goutte-à-goutte et a introduit la sélection variétale, ainsi que le broyage des tailles comme engrais organique, lorsque la pratique consistait pourtant encore à brûler les résidus ligneux.

Les apiculteurs grecs mobilisés 

Mais ce dynamisme ne doit pas effacer les revendications d’autres filières. Cet hiver, lors des manifestations agricoles qui ont enflammé une partie des pays membres de l’Union européenne, les apiculteurs grecs ont été parmi les plus actifs. Tous ont dénoncé un prix du miel trop inférieur aux coûts de production et une réelle concurrence du miel faussement étiqueté « grec ». Selon Eurostat, la production grecque de miel représente 1 % de celle mondiale. Avec 7,4 % de la production européenne, la Grèce se hisse à la quatrième place au sein de l’Union européenne, soit l’équivalent de 16 000 t de miel produits par an. Un tonnage qui pourrait néanmoins diminuer durant les prochaines années. Lors des inondations de septembre 2023, Ioannis Senko, apiculteur à quelques encablures de la ville de Larissa, a perdu 640 ruches sur les 2 400 dont il disposait. « Lorsque je forme et soutiens plusieurs jeunes apiculteurs, ils me demandent toujours : “ Ioannis, comment vais-je survivre avec ces prix ? ” En Grèce, les jeunes apiculteurs n’ont aucun espoir […] Ils ne sont pas encore intégrés dans la politique agricole commune. » Avec son frère Dimitri, l’ancien ingénieur en génie mécanique gère des ruches nomades et produit du miel de pin, de chêne et d’origan. Afin de diversifier leurs revenus, Ioannis s’est spécialisé dans l’élevage et la vente de reines, inséminées artificiellement ou non par ses soins. Une technique minutieuse, mais économiquement viable. Avec une douzaine d’autres apiculteurs, les deux frères ont également créé une coopérative qui promeut et vend le miel en vente directe à un juste prix, compris entre 10 et 14 € le kg, contre 3 à 4 € en circuit classique. 


Léa Rochon
*Selon un récent rapport des douanes, l’introduction de fruits en provenance de Grèce en France concerne principalement le kiwi (8863 t), les oranges (1585 t), la cerise (291 t), les raisins de Corinthe (271 t), l’abricot (162 t) et le raisin (145 t). Les poires (12 t), pêches et nectarines (10 t) figurent loin derrière. A noter que la douane n’indique pas si la France constitue la destination finale de ces produits, ou une simple étape dans le processus d’exportation.

 

Un secteur agricole marqué par une fausse féminisation
Maria Partalidou est professeure agrégée à la faculté d’agriculture de l’université Aristote de Thessalonique, la seconde ville du pays. ©UE 2024_Cornelia Smet
ÉTUDE

Un secteur agricole marqué par une fausse féminisation

En Grèce, les femmes représentent 30 % des agriculteurs actifs*. Si ce chiffre peut paraître encourageant, il cache en réalité de nombreuses problématiques. 

En 2023, Maria Partalidou, professeure agrégée à la faculté d’agriculture de l’université Aristote de Thessalonique, a publié une enquête réalisée auprès d’un panel de femmes agricultrices grecques. Son constat est sans appel : « même si elles sont impliquées, les femmes agricultrices sont nombreuses à ne pas du tout prendre part aux décisions importantes qui concernent les fermes ». Malgré la modernisation des outils, des liens forts subsistent entre la famille et l’exploitation agricole. En Macédoine orientale et occidentale, ou encore en Thrace, dans le nord du pays, les hommes cumulent bien souvent le travail sur leur exploitation et celui dans les mines de combustibles fossiles. « Lorsque l’homologue masculin est absent ou travaille dans un autre secteur, les femmes sont alors appelées à assumer plusieurs tâches au sein de la famille, détaille l’experte. Elles sont considérées comme aidant le chef de l’exploitation, et non comme gérante de l’exploitation en tant que propriétaire et décideur. » Cette situation se retrouve également dans les zones rurales des îles de la mer Égée du Nord, où les hommes sont souvent employés dans le tourisme ou la pêche, tandis que les femmes sont enregistrées comme agricultrices. Et ce phénomène n’a pas seulement une explication sociologique.

« Agricultrices sur le papier »

Selon la professeure, la plupart d’entre elles portent le titre officiel d’agricultrice à des fins fiscales ou d’assurance. « Certaines sont parfois agricultrices seulement sur le papier pour des raisons bureaucratiques, car leur mari ou leur père ne sont pas éligibles au paiement unique de la politique agricole commune ou parce qu’ils travaillent dans d’autres secteurs », analyse-t-elle. Même les femmes subventionnées par le programme de Jeunes agriculteurs ont un homologue masculin responsable de la prise de décision dans l’exploitation. En réalité, seules 10 % des femmes agricultrices posséderaient de réelles responsabilités dans la gestion de l’exploitation. Et même dans ce cas de figure, des inégalités persistent, puisque certaines décisions sont perçues comme étant plus féminines et d’autres plus masculines. « L’achat de terres et d’équipements mécaniques semble être un domaine masculin, tandis que les décisions, comme le type de cultures à cultiver, la nécessité ou non d’employer des ouvriers agricoles ou encore la commercialisation des produits, sont prises par les femmes », assure la spécialiste, avant d’admettre que 90 % des femmes ayant participé à cette enquête ont tout de même déclaré être toujours responsables du ménage et des soins familiaux.

Peu représentées dans les instances

Outre ce plafond de verre difficile à briser, l’enquête de Maria Partalidou démontre que les femmes se trouvent exclues des postes de direction au sein des organismes collectifs. « Cela se reflète dans le faible niveau de participation aux assemblées générales et aux réunions des institutions agricoles, que ce soit dans les coopératives, les groupements de producteurs ou les associations agricoles ; ainsi que leur non-représentation dans les conseils d’administration », affirme l’experte. Dans de nombreux cas, les femmes ne sont même pas conscientes de l’existence de telles institutions dans leur région. 
Léa Rochon
*En France, les femmes représentent 29 % des actifs permanents agricoles, contre 32 % en 2010 et totalisent 1/4 des chefs d’exploitation (coexploitants ou associés) contre 26 % en 2020.

L’agriculture grecque

600 000 Le nombre d’exploitations agricoles.
77,3 % Le pourcentage d’agriculteurs qui exploitent moins de 5 ha.
12,2 % Le pourcentage d’agriculteurs qui exploitent entre 5 et 10 ha.
2 % Le pourcentage d’agriculteurs qui possèdent des exploitations de plus de 100 ha, soit un peu plus de 1000 personnes.
7,2 % Le pourcentage de chefs d’exploitation âgés de moins de 40 ans, tandis que près de quatre sur 10 sont âgés de 65 ans ou plus.
24,5 % La part de la production de fruits, soit la culture prédominante avec l’élevage (25,2 %) et les légumes et produits horticoles (17 %).
12 % La part de l’élevage laitier dans la production agricole.
16 % La part de produits alimentaires qu’exporte la Grèce, en majorité vers l’Italie, la Bulgarie et l’Allemagne.
250 Le nombre de produits qui bénéficient d’une indication géographique protégée et d’appellation d’origine protégée (IGP et AOP).
76 % Le pourcentage de surface agricole qui dépasse les 600 mètres d’altitude.
20 % Le pourcentage d’agriculteurs situés dans des sites du réseau Natura 2000. 


Léa Rochon
Source : Eurostat